lundi 17 juin 2013

mère cosmique





"Je boite encore.
La douleur à poser mes pieds au sol explique peut-être que j’aime tant tournoyer les deux mains liées à celles d’une amie, jusqu’à ne plus y voir clair et tomber à plat dos sur l’herbe du jardin. Aujourd’hui encore, j’aime tourner dans les bras de celui que j’aime, à ne plus le reconnaître quand j’ouvre les yeux.
J’ai tout essayé, la danse et puis la ronde mimétique, pourtant je n’y arrivais pas. Jamais je n’étais sereine.
La décision fut douloureuse, mais probablement moins que la souffrance qui me hantait. J’ai longtemps hésité. J’ai du cesser les évitements, les mascarades et la recherche de l’oubli. J’avais peur de ce que j’allais trouver, j’avais peur de brûler tout ce que j’avais péniblement construit. J’étais effrayée. Tout en moi criait de ne pas le faire et pourtant je ne pouvais plus reculer, je ne pouvais plus me distraire.

Je me suis assise, j’ai dénoué mes lacets et retiré mes chaussure, je les ai posées sur le sol. J’ai repris mon souffle. Je les ai soulevées avec précaution et rapprochées de mes yeux. J’y ai aperçu quelques petits cailloux. J’ai plongé ma main dans les chaussures et j’ai retiré les pierres. Dans le creux de ma main, je les ai regardées et j’ai su.
J’ai su que dans ce monde tel que me l’imposait mon père il n’y avait nulle place pour mon désir. Mais surtout que ce monde qu’il avait façonné n’avait pas plus de réalité que le mien. Ne restait plus qu’à faire exister ce que mes rêves dessinaient timidement à l’intérieur de moi !

J’ai déposé les cailloux sur la table, à égale distance les uns des autres et j’ai attendu que les heures passent. J’ai rangé les chaussures à côté du lit, le cuir commençait à se déformer, mais rien n’était définitif. La chair de mes pieds était meurtrie, mais rien de vital ne semblait atteint. J’ai pris de l’huile au creux de mes mains et je les ai longuement massés. Ils étaient trop gras pour que je puisse les poser au sol, mais j’avais l’habitude.

J’étais face à la surface lisse de la table, un peu brillante. Et posés dessus, ceux la que je ne voyais pas, il y a peu, mais que je sentais depuis presque toujours.
Les mots se sont mis à bouillonner.
Je regardais ces mots qui m’avaient accompagnée durant toutes ces années, faisant mon chemin chaotique. Eux qui m’avaient tant fait souffrir, les blancs, les gris, les bleus, les polis, les tranchants. Je les regardais et j’aurais pu les maudire. Et pourtant non, je commençais à les aimer et je sentais cet amour grandir en moi à les voir ainsi, alignés devant moi, livrés, à jamais, fermés, pour toujours, et là.
Posés, encore.
Plein, durs et denses comme l’amour
Jusqu’à la fin des temps, mes cailloux, mes mots, mes blessures, mes amours.
Oui, je les aime et je vous les offre.
Il en reste encore quelques uns."

 Laure Samama